La Légion étrangère à Diên Biên Phu

 

Suite à la défaite de 1940 qui avait affaibli la présence de la France en Indochine, et anticipant les velléités japonaises sur le pays, le Front de l’indépendance du Vietnam est fondé en 1941.

Le Viêt-minh, cette formation politique issue de la réunion du parti communiste indochinois et d’éléments nationalistes, dirige ensuite le premier gouvernement vietnamien en 1945 et compose d’abord avec la France avant de reprendre la lutte armée contre les forces françaises et les alliés vietnamiens de l’empereur Bao Dai.

A la fin d’octobre 1953, le Viêt-minh prépare une attaque puissante sur le Nord du Laos. Or la France a signé un traité avec le Laos et s’est engagée à défendre ce pays dont la fidélité a été constante. La décision est prise de barrer la route au Viêt-minh en l’obligeant à livrer bataille au point de passage obligé de Diên Biên Phu. Dans ce but, un vaste camp retranché est créé dont la garnison comptera bientôt 12 bataillons et un matériel considérable transporté par avion à partir d’Hanoi dès fin novembre 1953.

La Légion y est présente en force. Les premières semaines sont consacrées à la construction des ouvrages, à la pose des réseaux de barbelés et aux reconnaissances du terrain.

Très rapidement les patrouilles quotidiennes sont prises à partie, mais le harcèlement de l’adversaire sur le camp ne commence que le 11 janvier 1954, après que le Viêt-minh ait réussi à rassembler une artillerie nombreuse. Celle-ci a pu être acheminée à pied d’œuvre malgré les coupures des pistes faites par l’aviation française, par des dizaines de milliers de coolies empruntant des sentiers invisibles depuis l’avion.
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Les fantassins ennemis sont très actifs mais évitent l’accrochage. Début mars, apparaissent les premières tranchées creusées la nuit.

Le 13 mars, c’est l’attaque en règle, ouverte par une intense préparation d’artillerie et de mortiers. Tous les centres de résistance ont été éprouvés par ce bombardement précis et le P.C. de l’artillerie a plus particulièrement souffert au point que le colonel Piroth se suicide. A la tombée de la nuit, deux régiments d’infanterie ennemie partent à l’assaut. Insensibles aux pertes, les vagues se succèdent sans relâche et finissent par anéantir totalement le centre de résistance du 13ème D.B.L.E. établi sur Béatrice.

Le 25 mars, un autre verrou –Gabrielle- est soumis à la même méthode de pilonnage, puis de submersion par vagues de l’infanterie et cède à son tour. L’ennemi qui a reçu des renforts va ensuite procéder à l’extension rapide de son réseau de tranchées. En outre, l’aide chinoise en dotation d’obus a accru sa puissance de feu. Du côté de la Légion, les pertes sont lourdes mais jamais l’union n’a été plus étroite entre les cadres et la troupe. En 57 jours, près de 4 000 hommes sont parachutés en renforts, mais de son côté le Viêt-minh se renforce en troupes fraîches. On compte parmi elles les escouades de la mort qui, chargées d’explosifs se feront sauter sur les défenses des abris du camp retranché. L’assaut final commence le 6 mai. L’artillerie ennemie détruit les pièces, écrase les blockhaus, comble les tranchées. Sous un déluge de feu, les légionnaires tentent une sortie et se jettent désespérément et avec détermination sur les lignes ennemies. Mais celles-ci ont de nombreuses réserves  qui colmatent les brèches faites, et seuls quelques isolés dont le courage est servi par la chance, parviendront à quitter la cuvette sanglante. Ils atteindront au prix d’une fatigue surhumaine, les forces françaises du Laos.

Le 8 mai 1954, Diên Biên Phu n’est plus. Mais l’honneur militaire de la France est sauf, mais au prix de 1500 tués et de 4 000 blessés. La Légion n’a pas lésiné pour payer sa très large part.

La défaite française conduit aux accords de Genève qui partagent le pays en deux, de part et d’autre du 17ème parallèle. Hô Chi Minh gouvernera alors le Vietnam du Nord.

  paloit-2-pmJe suis né en Basse-Autriche, à 30 km de Vienne le 8 Octobre 1931.

Mon nom d’origine -Palkowits Léopold, dit Poldi-, la légion me l’a francisé en Paloit. Ma jeunesse s’est passée sans histoire dans mon village natal d’Ebreichsdorf.

Ma mère est morte d’un cancer lors­que j’avais 3 ans. Sous le régime nazi, le village vivait sans grande ostentation et ferveur hitlériennes.

Au contraire, les gens, avec leur franc-parler, criti­quaient ouvertement le régime fasciste, pratiquaient le marché noir, tuaient même le cochon, ce qui était strictement inter­dit parce que réservé à l’armée en guerre. La gestion municipale était appliquée avec une nonchalance et une rouerie bien typiques de chez nous. On suivait le mouvement tout en traî­nant fortement des pieds. Les gens étaient unis et ne se laissaient pas aller facilement à la délation. Mon oncle, malheureusement, a été interpellé en possession de tracts communistes, il fut aussitôt dirigé vers le K.Z. (Konzentrationslager). La Gestapo avait eu vent que dans la chapellerie où travaillait mon parent, ses agissements clandestins l’avaient catalogué comme contestataire anti-fasciste. Juste après la guerre, un officier russe est venu per­sonnellement à la maison féliciter mon père pour les actes de bravoure affi­chés par son frère ; il l’a emmené visiter le camp où bien sûr rien ne subsistait. Les gens avaient tous été gazés.

Mon père s’est remarié quelques an­nées après, mais il est mort relative­ment jeune à 54 ans en 1947.

La vie n’était pas facile, surtout après guerre, et pendant trois ans j’offris mes services de jardinier auprès d’un exploitant horticole dans mon village natal. Cet homme peu entreprenant fit rapide­ment faillite, sans doute parce qu’il était métayer-locataire. Je partis travailler à Vienne, di­visée à cette époque en quatre zones militaires comme Berlin. Je gagnais bien ma vie en oeuvrant dans une usine de métallurgie, mais l’aller-retour du domicile à l’usine n’était pas commode. Alors, avec un camarade, nous sommes allés nous renseigner au bureau recruteur de la Légion étrangère qui magnifiait avec quelque exagération tous les avantages perçus après la signa­ture : voir du pays, acquérir une solide formation, obtenir une très bonne solde et goûter à la soif de l’aventure. C’était pour nous les jeu­nes, une propagande bien alléchante de pouvoir servir dans cette prestigieuse unité dont la réputation avait dépassé les frontières. Je me suis engagé le 3 octobre 1951, mais il fallait pour cela vaincre les réserves et les réticences d’un com­mandant alsacien qui nous demanda par deux fois de rectifier nos deman­des d’engagement. Plus d’un volontaire, sans doute lassé par cette bureaucratie tatillonne, préféra alors quitter les lieux.  Je suis parti à Bregenz sous l’uniforme français. Nous dûmes observer un mutisme complet dans le Dodge qui nous emmenait au centre de recrutement. Cependant, les douaniers allemands qui connaissaient no­tre destination ne firent pas d’histoire pour nous laisser passer au poste-frontière.

A Lindau, mon camarade ne fut pas enrôlé, imaginez mon désappoin­tement de me retrouver seul face à mon destin de soldat allant se battre pour un autre pays que le mien !

La sélection était draconienne : une supposée appendicite vous éjectait automati­quement du circuit. J’avais une bonne condition physique ; à 100 % je répon­dais aux normes. Une dernière diffi­culté se dressait : il fallait convaincre le 2ème bureau des raisons qui me poussaient vers la Légion. Les candi­dats étaient à l’époque si nombreux que ces messieurs les recruteurs fai­saient la fine bouche et ne concédaient des places qu’avec parcimonie. Chaque jeudi en effet, un train de 150 volontaires partait d’Offenburg vers Marseille. Aussi un tri très sélectif nous était imposé. «Que dire à ces futés instructeurs ?» tel était mon tracas. Un des anciens me suggéra de racon­ter une baliverne : j’avais engrossé une demoiselle dont je devais fuir l’ire des parents très mécontents d’une progéniture conçue avant mariage ! Cette évocation saugrenue parut plausible aux enrôleurs ! Par contre, avancer comme arguments les dettes, les bagarres ou les mau­vais rapports avec la police vous rayait automatiquement des registres d’enrôlement ! Les voleurs, par exemple, étaient amenés sans ména­gement à la Kripo ! Durant ces cinq semaines d’initiation, j’ai appris les rudiments de français, la marche au pas et la vie en grand groupe. A Marseille, j’ai reçu les piqûres en série nécessaires pour séjourner en Afrique du Nord.

Je débarquai à Mascara au centre d’instruction où j’appris à vivre comme un vrai légionnaire. Au bout de cette période d’instruction, j’optai pour Sétif qui était un camp d’entraînement de parachutistes. Vous raconter les étapes qui mènent au brevet de para serait fastidieux. Il fallait savoir se réceptionner au sol, genoux collés, et atterrir sur la pointe des orteils pour amortir l’onde de choc. Chaque jour, lors de l’apprentissage, une difficulté additionnelle se présentait : sauter de différents escaliers dont la hauteur allait cres­cendo, à chaque marche supplémentaire gravie garder un papier entre ses jambes serrées qui ne devait en aucune manière s’envoler lors de la culbute, plonger de la tour en sachant bien se harnacher.

Je me rappelle bien sûr du premier saut à bord d’un Junker 88. Quel choc au moment de l’ouverture ! Notre instructeur notait scrupu­leusement nos réactions en vol et pouvait nous refuser le brevet. J’avais une légère appréhension comme tout légionnaire qui se respecte. J’arrosai enfin mon brevet après six sauts réus­sis.

Un anecdote : lorsque j’étais au CIPLE (Compagnie Indochinoise Pa­rachutistes Légionnaires Etrangers), un de nos meilleurs voltigeurs indochinois était livide au moment du saut. Il fallait l’arracher au plancher de la carlingue et le culbuter dehors. En bas, il retrouvait à nouveau toute sa valeur. En mars 1952, nous avons investi Tunis secouée par des émeutes et sillonné l’arrière-pays couvert de plantations, histoire de rappeler la présence fran­çaise. La vie de légionnaire était dure, je réfléchirais à deux fois avant de me prononcer aujourd’hui sur un nouvel engagement. Nous effectuions surtout des marches de nuit de 30 à 50 km avec tout le barda, tente, FM 24/29 en sus. Cette vie spartiate ne m’a pas gêné : j’avais une bonne santé et n’eus pas à me plaindre du climat. Nous n’avions guère de contact avec la population : seuls les enfants qui venaient nous vendre les oranges, assistaient admiratifs aux manœuvres. Lors des quartiers libres, les fellahs nous proposaient les carafons de vin à 52 centimes le litre. L’orien­tation à la boussole à travers le bled et par des nuits fraîches était systéma­tique. Après mon emprisonnement chez les Viets, je me souviens de l’hiver 1954-55 où il neigeait sur le Rif. Je fus déclaré à cette époque inapte pour effectuer ces marches de nuit. En effet, à mon retour des camps de prisonniers viets, je ne pesais plus que 45 kg, fantôme de moi-même, affublé d’une longue barbe.

A Sétif qui était la base du 3ème BEP (le 1er et 2ème BEP étaient en Indochine), la vie se déroulait sans problèmes. Il n’y avait pas de rébel­lion, on pouvait sortir en ville, mais tous, nous préférions le bistrot du foyer. Je n’ai pas cherché à obtenir de grade, le handicap du français n’arrangeant pas les choses. Pour tout vous dire, le simple fait de faire le mur et de rentrer à 6 heures du matin, gommait tout espoir de promotion.

Je suis parti le 9 novembre 1952 en Indochine, par bateau avec une seule escale à Djibouti pour atteindre un mois après, la ville de Saigon, d’où un train nous a emmenés à Bach May, un aérodrome voisin de la ville de Hanoi. D’emblée, je me suis senti à l’aise dans ce pays accueillant, où les gens étaient formidables. La vie militaire y était agréable, mais aucun soldat, même officier, ne pouvait prétendre rester plus de deux ans là-bas sans devoir partir rejoindre une garnison ou gagner la métropole avant de pouvoir replonger dans la fournaise. Certains de mes camarades ont rem­pilé trois fois. A peine installés, nous voilà chargés d’ouvrir la route vers Na San sur 60 km. On nous a vivement félicités lorsque, dans la cuvette de Na San, le BEP a pu y desserrer l’étreinte viet.

En avril 1953, notre unité a été débarquée dans la plaine des Jarres. Nous nous dou­tions que le Viêt-minh allait lancer une attaque puissante sur le nord du Laos et vers Luang Prabang, capitale du royaume. Les Laotiens étaient fidèles à la France, d’où nos multiples opérations dans cette contrée pour défendre leur pays agressé. Notre compagnie était composée de quatre sections qui alternaient chaque jour leur rôle d’avant-garde.

En avril 1953, notre unité a été débarquée dans la plaine des Jarres. Nous nous dou­tions que le Viêt-minh allait lancer une attaque puissante sur le nord du Laos et vers Luang Prabang, capitale du royaume. Les Laotiens étaient fidèles à la France, d’où nos multiples opérations dans cette contrée pour défendre leur pays agressé. Notre compagnie était composée de quatre sections qui alternaient chaque jour leur rôle d’avant-garde.Fort d’une dizaine d’hommes, notre groupe s’est heurté, le 27 mai 1953, à des éléments ennemis dans les rizières à Nong Pet, dans la zone opérationnelle de Tranninh (Laos). Chaque fois que nous ouvrions la route, le reste de la section suivait à moyenne distance paloit-3-pm

Fort d’une dizaine d’hommes, notre groupe s’est heurté, le 27 mai 1953, à des éléments ennemis dans les rizières à Nong Pet, dans la zone opérationnelle de Tranninh (Laos). Chaque fois que nous ouvrions la route, le reste de la section suivait à moyenne distance. Ce jour-là, comme cela se pratique chez toute troupe aguerrie, quelques-uns de nos voltigeurs patrouillaient devant la section pour éviter un quelconque guets-apens meurtrier.

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Dès l’accrochage, j’installai mon fusil-mitrailleur et je décochai des rafales précises sur le commando adverse qui lais­sa morts et blessés sur le carreau. On me donna ensuite l’ordre de prendre position sur une levée de terre pour resserrer la tenaille d’encerclement et subitement, je me retrou­vai nez à nez avec un jeune combattant. Voyant ma détermination, il lâcha son arme et se rendit. Enfin un prisonnier ! Voilà une source précieuse de ren­seignements que mon unité allait pouvoir exploiter ! J’obtins ma première citation à l’ordre du régiment pour cette action de bra­voure, (croix de guerre avec étoile de bronze). C’était le jeu du chat et des souris. Maintes fois, nous  retrouvions les bivouacs abandonnés des sections viets refusant le combat ou le provoquant lorsqu’elles étaient en surnombre. Les villages étaient rares et souvent distants d’un jour de marche les uns des autres.

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Les paillotes étaient infestées d’essaims de poux qui ex­plosaient sur nous dès notre installa­tion. Tous, nous étions piquetés de morsures indésirables et nous nous lavions dans chaque arroyo rencontré pour éloigner la vermine. L’eau que nous buvions était bouillie dans nos casques. Le choum (alcool de riz) était strictement interdit. Un de nos hommes, transgressant les ordres, en avait bu lors d’une opération : il écopa de 60 jours d’arrêt de rigueur. La vie d’un groupe exigeait que cha­cun, dans la plénitude de ses moyens, remplît son rôle utile vis-à-vis de tous. Un homme diminué par son intempérance pouvait conduire au désastre de sa troupe.

Nous étions en pays conquis, la pression ennemie était certaine. Etant de garde la nuit, je n’ai jamais éprouvé de crainte. Le froissement des feuilles, les branches brisées at­testaient d’une activité nocturne in­discutable. On serrait alors imperceptiblement la gâchette de son ar­me. Le paysage était plat ; au loin se découvraient les plateaux. Parfois, on nous laissait au repos ; on profitait alors pour laver nos frusques, sans savon la plupart du temps, pourvu que les auréoles de transpiration acide pussent quelque peu dispa­raître. Les rations individuelles étaient notre seul menu ; parfois des rations collectives plus équilibrées agrémentaient l’ordinaire. Il nous arrivait face au dégoût que nous inspirait la sempiternelle pitance du guerrier que les biscuits de guerre enrobés dans leur nylon plastifié ou le contenu des boîtes de conserves qui nous répugnait à force d’être ingéré atterrissent au fond d’un trou au bord de la piste. Sur le chemin de la captivité, nous avons découvert quelques cachettes de ce genre  dont les rebuts délaissés précédemment purent alors diablement sustenter nos fines gueules. Rares ont cependant été ces trouvailles car la végétation reprenait vite son emprise en effaçant les traces d’enfouissement.

Dans ces contrées perdues, la population vivait misérablement. Pas de routes, pas de magasin ! Un enclos de haies entou­rait chaque village qui disposait sou­vent d’étangs très poissonneux. L’habituelle pitance de ces hères paysans était du riz du matin au soir, assaisonnée parfois de sauces ou de viande.

paloit-5-pm Puis nous avons sauté de concert, (moi avec le 2ème BEP), le 8ème bataillon colonial et le 6ème B.C.P. de Bigeard sur Lang Son près de la frontière chi­noise. Nous avions bien préparé l’embuscade. Pour endormir la mé­fiance de l’ennemi, nous avons ostensiblement défilé le 14 juillet à Hanoi, avec son lot de festivités et d’agapes prévues en pareille circonstance. En pensant que nous allions honorer comme il se doit notre fête nationale, les espions n’avaient pas manqué de signaler la chose à leur hiérarchie ainsi piégée par notre subterfuge. Aussi quelle surprise désagréable pour la direction viet lorsque Bigeard et les gars de la coloniale attaquèrent la région rebelle en y faisant sauter des dépôts de muni­tions, un  millier de fusils et quelques camions Molotov ! De notre côté, nous devions gar­der un pont pour assurer la retraite de nos compagnons victorieux et maintenir l’ennemi à distance.

Les Viets, piqués au vif par cette intrusion inopinée, envoyèrent une division à nos trous­ses. Constitués d’un simple bataillon, nous assurions l’arrière-garde. Avec nos ânes et chevaux chargés de vivres et de muni­tions, nous avons ramassé au passage deux bérets rouges totalement épuisés. Les obus ennemis commencèrent à pleuvoir sur nous au moment où les péniches de débar­quement nous récupérèrent. Ouf ! il était moins une !

Continuellement, nous étions dehors pour déstabiliser l’organisation re­belle. Dans les villages, on avait très vite appris à se méfier des pièges ten­dus : trous dans les haies où traînait une ficelle actionnant une charge explosive, gre­nades planquées sautant à hauteur d’homme dès qu’on franchissait les portes, mines habilement enterrées dans les sentiers (antipersonnel, antichar).

Lors de nos opérations dans les hameaux désolés, il nous arrivait de dénicher des caches secrètes. Un de mes amis, Hans Figle, osa s’aventurer dans un de ces labyrin­thes souterrains toujours truffés de piè­ges.

Certaines bourgades étaient annoncées pacifiques, il nous était alors interdit de chaparder quoi que ce soit. Notre musette était cependant bourrée de volatiles en quittant l’endroit. Comment faire confiance à des autochtones vous jurant Vichnou, Confucius et tous les saints du Ciel d’être restés fidèles à Bao Daï et aux chefs blancs ?

Dès qu’on était accroché par des éléments revanchards dans une quelconque localité, on ne faisait pas dans la dentelle : on inves­tissait les lieux à la recherche de ces ennemis déterminés qui se vaporisaient littéralement dans les rizières. On les débusquait parfois lorsqu’on apercevait des bulles d’air crever la surface de l’eau : une grenade suffi­sait, on les pêchait ainsi. La vue de nos gars massacrés lors d’accrochages précédents (ou tués lors de l’engagement en cours) accentuait cette fureur aveugle de représailles.

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Nous emmenions avec nous des supplétifs indochinois très utiles pour flairer les mauvais coups au bon moment. Je n’ai jamais eu à me plaindre de leur manque de valeur, ils étaient courageux et ris­quaient gros s’ils étaient pris. J’avais sous mes ordres quatre aides : 1er,  2ème, 3ème chargeurs plus un porteur-auxiliaire.

Souvent pris entre deux feux, les villageois étaient bien malheureux. De jour, nous les rassurions de notre soutien indéfectible, et la nuit, c’est le Viêt-minh qui les traumatisait d’ardeur révolu­tionnaire. En octobre 1953, le lieutenant Bétry prit le commandement du CIPLE qui allait devenir la 8ème Compagnie du 2ème REP lors du saut sur Diên Biên Phu dans la nuit du 9 au 10 avril 1954.

Le Capitaine De Saint-Mars nous quitta à cette époque automnale pour rentrer en métro­pole. Ah ! Quel vaillant guerrier ! Même lorsque les tireurs viets le pre­naient pour cible, il avançait sans ciller. Et Dieu sait si une balle qui miaule près de vos oreilles vous incite à vous planquer ! Lui, avançait imperturbable. Je l’ai revu après le putsch d’Alger, à une émission de TV, l’air toujours aussi altier, ne regrettant rien de son geste de mutin.

En janvier 1954, mon unité a pris ses quar­tiers à Hanoi. La ville ne connaissait pas d’attentats, je coulais des jours paisibles. Il faut dire que les Tonkinois étaient des gens agréables à vivre au contact des Européens. Je leur faisais confiance en allant effectuer mes achats en ville ou en partant déguster les recettes culinaires de la région.

 Le 29 janvier, débutait la manoeuvre entre Pleiku et An Khe. Nous oeuvrions dans le centre Annam con­tre des bandes du Viêt-minh très actives mais qui se dérobaient constamment.

L’ennemi qui s’efforçait d’entretenir la guérilla afin de nous interdire le prélèvement de renforts à injecter sur Diên Biên Phu (DBP) s’évaporait constamment dans la nature complice ; sa connaissance des lieux et sa sou­plesse de mouvements constituaient pour nous d’insurmontables obstacles à la pacification entreprise.

Les accrochages étaient ponctuels ; on échangeait des tirs une heure durant, puis l’adversaire rompait l’étau. En investissant un jour un village, l’adjudant Klimowitsch sauta sur une mine. Les mines, mais surtout les grenades bondissantes demeuraient notre hantise : elles vous lacéraient impitoyablement les entrailles, la mort survenait rapi­dement suite aux hémorragies provo­quées. Comme chaque compagnie disposait d’un infirmier compétent pouvant dispenser les premiers soins, ce dernier lui porta rapide­ment secours. Resté conscient malgré la dou­leur atroce qui le tenaillait, le sous-officier nous réunit pour nous dire que c’était la fin. Il sentait monter en lui cette angoissante paralysie létale dans son corps, signe avant-coureur du trépas. Il serra fièrement le drapeau de la Compagnie. Nous le ramenâmes vers l’arrière sans espoir de vie sauve. Un matin, le sergent-chef Oesterle, vraie tête brûlée, m’emmena d’autorité, avec mon chargeur vietnamien, traverser un village. «Aïe, pensai-je, si nous tom­bons sur une résistance, ce sera fini pour nous ! » L’endroit heureuse­ment était désert.

Nous apprenions, au travers d’éditoriaux alarmistes ou de reportages censurés, repris par la presse indépendante, et par des indiscrétions du commandement, que l’adversaire ac­centuait sa pression sur DBP assiégé. Pourtant, en ce début d’année, chacun se voulait rassurant.

Ce camp retran­ché était super équipé avec ses chars d’accompagnement, son artille­rie, son terrain d’aviation avec ses avions protégés dans leurs alvéoles et ses hommes aguerris. La construction des ouvrages se flanquant mutuellement sur les nombreux pitons, de même que la pose de mines et d’un réseau inextricable de barbelés  qui en interdisaient l’appro­che, devaient rendre le bastion invulnérable et servir d’abcès fixateur aux armées de Giap. Tel était l’avis général au vu des grandioses moyens qui avaient été aéroportés dans ce stratagème.

Quelle cruelle sur­prise lorsque nous apprîmes que l’at­taque ennemie habilement soutenue par son artil­lerie avait sérieusement entamé et éprouvé tous les sommets de ces De­moiselles (Béatrice, Gabrielle, Eliane, Claudine...) ! Les emplacements de tir, ingénieusement camouflés dans des cavernes secrètement creusées à flanc du Mont-Chauve et du Mont-Fictif, s’avérèrent inexpugnables face aux sorties aériennes de notre chasse. Cet ouragan de feu provoqua un effet démoralisateur auprès des supplétifs du corps expéditionnaire.

Face au danger d’investissement mais surtout de submersion, nous voilà ramenés sur Hanoi et mis début avril en alerte aéroportée. L’extension ennemie s’amplifiait chaque jour. Nos pertes là-bas étaient lourdes et bientôt, nous le pressentions, on allait nous jeter dans ce chaudron brû­lant. Dans la nuit du 9 au 10 avril, nous fûmes largués sur la cuvette. Nous avions appris dans l’avion notre desti­nation précise. Le vol de 2 h 30 fut bien silencieux. Chacun d’entre nous sou­pesait ses chances de survie, se remé­morait sa jeunesse, pensait à sa fa­mille. Aucun chant ne monta de la carlingue, l’atmosphère était lugubre. Les blagues qui fusaient d’habitude restaient lettre morte. En ces moments solennels, chacun était absorbé dans ses pensées funestes, et comme immergé au cœur du drame qui allait se nouer. Nous portions la tenue camouflée ha­bituelle et nos casques (l’un métallique et lourd, l’autre, plus souple) semblaient une vaine protection. Je faisais partie de la 8ème Com­pagnie. En tant que mitrailleur, mes pensées m’amenaient vers la façon rapide de dégrafer mon F.M. (fusil-mitrailleur) lors du largage. Dans l’avion, j’avais la jambe raidie par les sangles de l’arme. Il fallait impérativement dégrafer cet engin sous peine d’être grièvement blessé dès l’atterrissage. J’étais obnubilé par la hantise de rater cette manœuvre, je la ressassais sans arrêt. Bientôt l’avion se présenta dans l’axe du terrain d’aviation. Quelques impacts de balles étoilèrent ça et là la tôle, tandis que les éclats et le grondement nous environnaient dans notre cercueil volant. La lumière verte clignota.

Nous jaillîmes du zinc. Question de vie ou de mort, le saut ne devait s’effectuer qu’à hauteur minimale, c’était un impératif pour activer la réception au sol et pour ne pas servir de cible aux snipers d’en face. Suspendus à nos corolles, nous voilà aveuglés par un feu d’artifice dégageant son magnésium luminescent du plus bel effet. Mais ce n’était pas un air de fête ! car les flashs des explosions et les traçantes mortelles qui zébraient sans arrêt le ciel nous suivaient comme leurs ombres. Quelques camarades s’empalèrent dans les barbelés héris­sant les champs de mines ; d’autres, touchés en plein vol, atterrirent morts, leur voile les enve­loppant déjà comme un linceul. Le vent nous dissémina aux alentours de Dominique 3. (I) paloit-7-pm

Impossible de guider de nuit mon parachute. J’avais heu­reusement, et comme à la parade, pu dé­bloquer la gaine du F.M. qui pendouilla bientôt cinq mètres plus bas. La ré­ception se déroula vaille que vaille. Dans le chaos, nous attendîmes le jour, somnolant et recroquevillés dans nos trous, avant d’être formés en sections. Quelle horreur le matin, lorsque la lumière éclaira le champ de bataille ! Des corps gisaient à proximité, mutilés par les tirs de mortiers et l’on retrouvait des lambeaux de chair étendus sur les barbelés. Des voix amies se firent entendre. Les assiégés nous reçu­rent comme des héros. «Venez ici ! » Notre venue leur causa une des dernières joies. Les co­pains nous guidaient vers des empla­cements plus sécurisants à travers les champs de mines ou par les fossés pour éviter les tirs en enfilade venus des pitons conquis. Arrivés dans leur zone, nous constatâmes qu’aucune place n’était vraiment disponible pour nous accueillir. Tous les abris étaient occupés. Plus d’une cagna dut être réaménagée avec les moyens du bord ! Chaque jour, je partais prêter main forte aux sections disséminées sur les collines. Le paysage était chaotique, labouré sans arrêt par des chapelets d’obus de mortier ou retourné par d’incessants tirs d’obus. Il n’y avait plus aucune végétation : tout était sabré menu. Sous un déluge de feu, nous continuions à tendre les bar­belés, à conforter par des rondins (si l’on en trouvait) nos abris éboulés, à remplir les sacs de sable devant les tranchées, en guise de pare-éclats.

J’ai vu circuler le Capitaine Bigeard dans sa jeep, il venait prendre des nouvelles ou donner des ordres. Sacré gus qui n’avait pas froid aux yeux !

Le 12 avril, dans une situation quasi désespérée nous avons lancé une contre-attaque sur les pentes d’Eliane 1. Le Capitaine Delafont y fut tué, le Lieutenant Lecour-Grandmaison le remplaça. Nous combattîmes avec fureur. Mon aide tonkinois Man se démenait comme un beau diable au milieu du tintamarre. « Chep ! Chep ! tire, tire, les voilà !» L’alimentation en cartouches de mon arme automati­que défilait à grande vitesse. En un rien de temps, les caisses se vidaient. Mes trois aides-chargeurs me pourvoyaient continuellement en munitions. La marée grouillante de soldats verts, coiffés du casque de latanier, avançait inexorable. Enfin, un mouvement de panique s’installa chez eux, ils reculaient, oui, ils reculaient. Le piton fut finalement pris. (II)

Pour ravitailler les sections éparses sur Huguette 6, nous étions aussi amenés à venir leur rendre visite la nuit car, en plein jour, nous devenions des cibles trop faciles pour leurs tireurs. Certai­ns boyaux n’étaient séparés que de dix à vingt mètres des tranchées ennemies. Des compatriotes est-allemands, communistes, nous in­citaient à déserter, à nous libérer de l’impérialisme. En effet, ces gars-là, déserteurs récents de la Légion, encadraient les bataillons viet et comprenaient nos ordres lancés à tue-tête dans le feu de l’action. «Des grenades !» hurlions-nous. «Bald kaputt !» enrageaient-ils. J’ai rapidement su m’adapter au ter­rain et apprécier les points d’explo­sion des différents obus en écoutant uniquement leurs sifflements. Le bruit caractéristique d’un départ de mortier me permettait de savoir où il allait s’écraser. En une fraction de seconde, il fallait anticiper, bondir et se protéger.

En face, dans les galeries ouvertes, de nom­breux Tchèques, Hongrois, Allemands de l’Est servaient dans l’élite des régiments ennemis N° 316, 308 et 312. Ils nous interpellaient gentiment : «Jeunesse hitlérienne, dé­sertez donc ! Venez nous rejoindre. C’est bientôt la fin.» En guise de réponse, quelques grenades bien ajustées interrom­paient leur monologue. Les tranchées stratégiques passaient trois fois par jour d’une main à l’autre, car à l’instar des chenilles processionnaires, les sapeurs viet creusaient, nullement découragés par nos contre-attaques. Leurs pionniers bourraient les fourneaux de charges d’explosifs qui faisaient s’envoler des lignes de crête en laissant d’énormes cratères comme signes de leur avancée inéluctable. Dès qu’une attaque se combinait, nous tirions comme des for­cenés sur ces masses vociférantes. Il faut avoir l’âme légionnaire bien accrochée pour résister au stress du combat. Paniquées, des sections entières de tirailleurs algériens quit­tèrent leurs postes et désertèrent en nous disant «cama­rade légionnaire, pas tirer ! camarade moi, me sauver !» Les Thaïs réussirent également à se défiler, à se fondre dans le paysage et à s’éclipser, nous laissant de plus en plus seuls. Nous, par contre, nous attaquions de bon matin ou lorsque les obus partis du Mont-Chauve faisaient long feu. Les derniers temps, dans un halo incertain dû aux fumi­gènes, nous combattions sans savoir où nous étions. L’artillerie ennemie touchait toujours un de nos points névralgiques dans la cuvette. Nos seuls abris restaient les casemates éventrées ou partiellement remblayées. Pas moyen pour nos avions de détruire cette sata­née emprise qui nous étranglait progressivement ! Vus du ciel, les emplacements ennemis noyés dans la brume tropicale échappaient à l’œil averti de nos courageux pilotes qui craignaient de lâcher leurs bombes sur les positions amies.


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Je perdis mon ami Hans Figle qui marcha sur une mine. Avec son pied pulvérisé, il prit rapidement conscience qu’il allait mourir, il le sut en se voyant vider de son sang. Je le devinai aussi à sa mine défaite, à son teint de plus en plus pâle. Je l’étreignis comme un frère. Nous ramenâmes sa dépouille sur un brancard. Qu’allait-il m’arriver ? Cette question, je me la posais tous les jours. Les rations étaient notre pitance habituelle, l’eau de la Nam Youn nous servait de boisson préalablement aseptisée par des ta­blettes.



Avec quelques pri­sonniers, nous devions ramener les blessés et récupérer le ravi­taillement largué la nuit avec la consi­gne du parfait silence lors de ces opérations. Un avion descendu par la DCA recéla une manne in­croyable de munitions et de vivres. Tout fut ventilé dans les sections. Chaque jour, les sapes ennemies s’allongeaient et l’on mesurait avec stupeur les pro­grès opiniâtres réalisés par ces taupes humaines. Ordre était alors d’aller les déloger et détruire leur abri : un obus de mortier bien placé faisait taire pour un temps les terrassiers.

Chaque jour, les sapes ennemies s’allongeaient et l’on mesurait avec stupeur les pro­grès opiniâtres réalisés par ces taupes humaines. Ordre était alors d’aller les déloger et détruire leur abri : un obus de mortier bien placé faisait taire pour un temps les terrassiers. Mais leur étranglement persévérant se précisait tous les jours davantage. Sous les coups meurtriers, notre Compa­gnie de 120 hommes se réduisait au fil des jours comme une peau de chagrin. Mais notre moral restait ferme. Les ordres arrivaient, nous les honorions, fidèles à notre engagement. Une déter­mination farouche nous animait. Mon aide-chargeur me préparait constam­ment du café bouilli dans la gamelle à partir d’un brasero bricolé, constitué par une boîte de conserves échancrée par des aérations. Quelques paillettes de poudre ou de l’essence -c’était bien mieux - assurait la chauffe du bouillon. Le sourire de Man ne le quittait pas, ce p’tit bonhomme serviable savait pourtant ce que le Viet allait lui réserver ! Je devins horriblement nerveux et grillai continuellement des cigaret­tes. Je m’assoupissais souvent 2 à 3 heures de fatigue extrême car notre implication continue se passait à veiller aux créneaux de tir, à sillonner les cratères à la recherche des blessés et à alimenter en caisses de ravitaillement les sections disséminées sur Huguette 6. (III)

Des années après, je sursautais encore la nuit en repassant ces scènes de désolation dans mon sub­conscient.

En apprenant le 23 avril la prise de Huguette 1 par l’ennemi, le P.C. jugea que l’abcès était grave et gênait l’ensemble du dispositif français. Ordre nous fut donné de reprendre la position, coûte que coûte ! L’attaque, fixée le jour même, fut bien mal réglée. En effet, comment rassembler le 2ème BEP disséminé sur dix positions en si peu de temps ? A 13h 50, les avions B 26 canardèrent les empla­cements de tir. Où était donc le régiment ? que faisait-il ? Par groupes éclatés, il avançait vers sa base d’attaque au milieu des tirs. A 14 heures, le pilonnage de l’artillerie fran­çaise éclata, mais la formation ne put être prête dans les temps. Qu’importe, advienne que pourra, ordre nous fut passé que l’on chargerait avec une partie de l’effectif, et cela, trente minutes après le marmitage. «Préparez-vous, on y va.» Et les compagnies non regroupées et disparates foncèrent. Le Viet qui avait certes été secoué par le double matraquage mais nullement terrassé, réagit. Empruntant le drain large de 2 à 3 mètres le long du terrain d’aviation, j’avançai, suivi de mon quatuor. La consigne précisait de courir sus à l’ennemi sans esprit de recul, de traverser la piste dans le sens de sa largeur, de dépasser la piste Pavie pour culbuter et limiter la présence ennemie. Mon cœur battait la chamade en galopant sur les plaques métalliques Sommerfeld posées sur le sol pour éviter l’embourbement des roues des aéronefs. La 5ème Compagnie qui évoluait à notre gauche fut rapidement stoppée. J’apprendrai au retour de captivité que le journal de marche de notre régiment mentionnait que la présence d’un nid de mi­trailleuses installé astucieusement dans une épave d’avion arrêta net notre élan. Et pour nous, cet obstacle infernal dont on ignorait, en ces moments de l’assaut, l’existence et que nous mettions, nous, sur le compte d’une résistance démentielle de nos adversaires, nous interdisait d’avancer vers l’objectif assigné car les tireurs solidement retranchés dans la carcasse balayaient notre axe de progression sur la piste. De plus, comme je le lirai, les positions adverses étaient truffées de soldats d’élite qui maniaient admirablement les mortiers. Et sous la mitraille ennemie, nous fonçâmes à découvert. Mais, face à un tel bouclier de feu, notre assaut mal coordonné resta stérile. Plus moyen d’avancer, je restai cloué au sol deux heures durant. Au moindre tir de mon fusil-mitrailleur, une giclée de balles m’entourait. Et lorsque retentit le signal du repli, j’aperçus au milieu des défla­grations la culbute du lieutenant Garin. Il venait d’être grièvement blessé par des éclats de mortier. Portant mon arme, je ne lui étais d’aucun secours au contraire des pourvoyeurs qui s’approchèrent de lui pour le hisser vers nos lignes. Les giclées de balles nous déquillaient comme des lapins. Il nous intima alors l’ordre formel de déguerpir et je l’ai vu se tirer une balle dans la tête pour éviter d’être une charge inutile pour ses hommes ! Quel fantastique héros !

Le Lieutenant de Biré (5èmede Biré) soudain s’affaissa et tomba, il venait lui aussi d’être touché aux jambes par une rafale. Son remplaçant qui devait prendre la relève s’affala dans la poussière. Alors notre de Biré blessé, se traînant sur son manche de pelle, reprit l’assaut. Mais comme les renforts ne suivaient pas, il regagna très éprouvé sa base de départ. C’était l’hécatombe. (IV)

Avec un dixième de fraction de seconde de retard, je me plaquai au sol en entendant l’obus fon­dre sur moi.

Je fus projeté par terre et je ressentis une drôle d’impression sur ma cuisse droite ainsi qu’une sensa­tion de brûlure dans le mollet. En appliquant ma main, je la retirai pleine de sang qui giclait comme un jet d’eau. Je pus encore me traîner jusqu’à l’infirmier qui attendait dans le fossé de drainage et qui m’appliqua des bandes de gaze pour arrêter l’hémorragie. Mon ami Klaus Rachner, chef de groupe, n’eut pas cette chance. L’obus du mortier ne l’avait pas raté, il gisait déchi­queté à trois mètres de moi, tête décapitée. Il me disait constamment : «Mon père qui était Colonel dans la Wehrmacht me re­commande, dans ses lettres, de filer en ligne directe vers l’abri et de ne pas faire de zigzags inutiles, qui allongent la course et of­frent plus de chance de se faire avoir, fais comme moi.» La guerre mo­derne avec ses mortiers performants ne pardonne pas.

J’arrivai à l’infirme­rie, un abri surréaliste qui sentait l’hor­reur. Les médecins débordés ampu­taient sans arrêt, vous soignaient avec leur blouse maculée de parfait charcutier sanguinaire. Les blessés attendaient leur tour, anxieux du diagnostic. J’appris qu’un éclat de mortier s’était logé dans ma cuisse et qu’il s’avérait impossible de l’inciser, priorité étant donné aux cas désespérés. (Il se promène toujours et m’occasionne quelques nuits blanches quand il se manifeste). Quant à mon mollet, il avait été percé par une balle. Un bandage fut la seule thérapie proposée. Ayant repris mes esprits, je constatai que c’était mon FM qui avait tout amorti et pris l’éclat principal. Affaibli par la perte de mon sang, je restai quatre jours à l’infirmerie aux odeurs pestilentielles où les chairs se putréfiaient rapidement. Braves médecins, sorciers de l’impossible dans leur enfer souterrain !

J’y ai mangé du riz cru durant mon séjour. Nous pou­vions difficilement le cuire au dehors, les vapeurs du bouillon avec le feu sous nos casques alertaient les tireurs de mortiers qui nous embêtaient alors drôlement. En revenant bien pâle et toujours blessé à mon poste de combat, j’appris la fusion du 1er et 2ème BEP (il y eut 74 tués le 23 avril). Nous faisions maintenant la bataille en commun dans la pluie et la boue, constamment mouillés et barbouillés de glaise liquide. Dans un décor lunaire, apparaissait l’insoutenable au milieu des barbelés retournés. Les coulées de boue charriaient des membres humains épars : là, un bras pointait d’un amas de palplanches pulvérisées, ici les restes pestilentiels d’un tronc humain à nouveau déterrés.

 Le 30 avril, nous fêtâmes tristement «Camerone» sur les Huguettes. Le 1er Mai les Viets attaquèrent Huguette 5 Ils reprirent possession de la colline. Mais le jour suivant à 6 heures du matin, nous attaquâmes dans la fu­mée âcre. Quel carnage chez les nôtres ! Des obus des mortiers lourds tom­baient de partout, mais nous tenions bon dans les tranchées inon­dées. (V)

Le 3 Mai, pas de découragement chez nous. Une parole circulait : «Un grou­pement va venir ! » Immense espoir. Même les blessés tiraient. Le lendemain, nous continuâmes à stopper l’élan ennemi devant Huguette 5.

La Légion était aux abois, mais elle résistait malgré les importantes forces de l’ennemi. Nous nous battions au coude à coude avec les bérets rouges. Déjà nos mu­nitions s’épuisaient. Alors il nous restait le poignard solidement serré dans la main tremblante ou la baïonnette fixée au bout du fusil MAS. Nous ne vou­lions pas que le drapeau blanc flottât sur les positions.

Le 6 mai, sous un déluge de feu, nous quittâmes les Huguette sous les volées des roquettes du type orgues-de-Stalibne. La fin, on la sentait proche. On s’installa sur la défensive. Au matin du 7 mai, les Viets phagocytèrent les Eliane. Bientôt, le dernier acte se joua. Je détraquai mon FM que je balançai dans un trou en y faisant exploser une grenade. (VI) «Camalades, la guêle est finie. Vive Ho Chi Minh le pacificateur ! »

Nous voilà emmenés vers l’inconnu, sans soldats d’escorte. L’ensemble de la garnison - c’est-à-dire tous les hommes encore vaillants (officiers, sous-of­ficiers,...) hormis les blessés graves, nous marchions vers les camps de prisonniers. On nous avait tout volé : surtout les mon­tres dont on aurait pu faire des bous­soles idéales. Aux officiers, on enleva chaussures et ceinture. Le troupeau disparate rencontrait çà et là une sentinelle. Les premiers soirs, aux heures de halte, j’allai quémander du tabac. L’officier Bonnel me fournit quelques cigarettes.

En cours de route, je croisai le valeureux Man, chargé comme un buffle. Aucune parole ne fut prononcée de peur de dévoiler ses précédentes relations. Ce patriote me fit un clin d’oeil complice en guise d’adieu. Je ne le revis plus. Le pauvre supplétif, transformé en coolie, transportait notre riz de misère durant ces corvées interminables, car notre sergent-chef avait décrété que comme prisonniers de guerre, nous n’avions pas à nous charger de ces fardeaux-là.

En route vers le camp 41, je m’éclipsai avec mon copain August Wolf et trois autres compères ; nous nous sauvâmes. Mais étant démunis de coupe-coupe et désorientés par l’épais et inextricable maquis, notre escapade tourna court. De plus, la population qu’on avait conditionnée dans cette contrée hostile participait aux recherches, l’ennemi aussi ! Repris par une patrouille, on nous entrava les poignets un jour durant.

Dans notre camp libre de toute clôture, nous surnagions comme des naufragés perdus dans l’hostile mer verte. C’est la jungle seule qui constituait la gardienne de luxe de notre prison à ciel ouvert !

Au camp 41, un commissaire politi­que de Dresde, un Allemand de l’Est, nous expliqua que la bonté de l’oncle Ho Chi Minh était infinie. Le Politruk s’exprimait en bon français.

« Les colonialistes et les capitalistes sont à l’origine de tous les maux de la société et de vos ennuis actuels…. » Assis par terre, les valets de l’impérialisme, écoutaient impassibles le discours lassant et répétitif, unique­ment préoccupés par les gargouillis rageurs de leur estomac. Notre seule pitance restait la boule de riz distribuée le matin et le soir. Tiques et sangsues s’attablèrent aussi ! On imagina faire du café avec du riz grillé dont je vous laisse deviner l’arôme atroce.

A tour de rôle, nous étions désignés pour partir au ravitaillement du riz et de la mélasse. Nous allions parfois rechercher des feuilles de ronces que nous faisions brunir sur des tôles avant de l’infuser dans de l’eau qu’il fallait impérativement bouillir. Et le fastidieux lavage de cerveau reprenait le lendemain, vantait la miséricorde du peuple vietnamien et nous forçait à l’autocritique. Un jour, en revenant du petit coin, je croisai l’officier Bonnel. De manière respectueuse, je me mis au garde-à-vous, attitude que me reprocha immédiatement mon instructeur communiste qui cherchait à éradiquer en chaque détenu tout réflexe bourgeois. L’officier me reforgea du courage en me disant que la France n’oubliait pas ses vaillants combattants.

Je perdis rapi­dement du poids, j’eus des accès de forte fièvre occasionnés par mes crises de paludisme.

Je fondais, mes pieds enflaient, ma vue se brouillait. Nous nous forgions du courage en fantasmant sur des repas mirifiques qui obnu­bilaient notre imaginaire d’affamé. Nous vivions alors transposés dans une autre sphère paradisiaque.

Et devant la ribambelle de menus les uns plus alléchants que les autres, où chacun évoquait sa recette favorite, je n’ai jamais mieux mangé qu’en cette période de jeûne imposé !  Mes cheveux partaient en touffes, j’avais du mal à me traîner vers les WC, une simple cahute de bambous adossée au ruisseau. Nous nous découragions, un prisonnier français moisissait là depuis quatre ans. Quelle loque ! On déplora deux morts. Leurs pauvres squelettes vivants, minés par la dysenterie, n’absorbaient plus rien, exprimaient leur dégoût à la vue de la poignée de riz, et avec leurs forces qui déclinaient de jour en jour, ils abandonnèrent leur combat pour la vie.

A Genève, la paix fut conclue. Dans nos cerveaux lavés, la nouvelle filtra bientôt : oui, le peuple vietnamien était non seulement pacifique, mais également indulgent, même envers ses momies captives au teint diaphane et au regard éteint qu’il fallait maintenant requinquer et remplumer pour aveugler l’opinion internationale.

Un mois avant ma libération, je recevais quotidiennement trois piqûres fortifiantes (aux deux bras et dans le dos), puis je fus gavé durant une quinzaine d’une brochette journalière de bananes bien farineuses. Quel régime !

On m’habilla dans un uniforme de l’armée démocratique. Il fallait donner un air présentable à nos silhouettes bien hâves. Lorsque je sautai du camion GMC qui me sortit du pétrin, j’eus toutes les peines du monde à retrouver mon équilibre avec les petites mouches dues à la sous-tension qui dansaient devant mes yeux. A Hanoï, un adjudant-chef, rond-de-cuir zélé qui gagna sans doute plus de médailles à l’arrière que moi au combat, nous fustigea en nous traitant de sal….  de Rouges acquis à la cause communiste. Quel paperassier mesquin !

J’arrivai le 1er Novembre 1954 à Alger, où je fus sujet à des crises de malaria. Déclaré inapte au vu de mon état, à servir dans les parachutistes légionnaires, je m’engageai dans l’infanterie du côté de Fez et de Meknès. La vie s’y déroula sans histoire et début octobre 1956, après 5 ans de bons et loyaux services, je raccrochai et me re­trouvai bientôt aux HBL (Houillères du Bassin de Lorraine).

Là aussi, on me demanda d’aller au charbon, mais ça c’est une autre histoire !

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