Laurent Kleinhentz

Doctorant en histoire contemporaine à l’Université de Lorraine à Nancy (CRULH) Conseiller départemental de la Moselle – Maire de Farébersviller

 

Édouard Bled (1899-1996) et la « délivrance » d’un village annexé

 

« Prenez votre Bled…», ces mots font partie de nos mémoires scolaires, mais sait-on que ce manuel incontournable pendant des décennies porte le nom de ses auteurs ?

 

01 Premier instituteur français venu à Farébersviller (Moselle), où il fut en poste de mi-décembre 1918 à février 1919, Édouard Bled, en déposant son cartable en salle de classe des garçons a dû être agréablement surpris par l’accueil de la population dans cette terre concordataire de Moselle.

 

Affecté au 1er groupe d’artillerie du 115e régiment d’artillerie lourde (RAL), Édouard Bled[1], après son conseil de révision et l’obtention de son diplôme d’instituteur le 15 mars 1918, rapporte : « On nous dirige sur Metz. (....) À Forbach, on devinait un départ précipité des Allemands (...). Puis, nous arrivons à Farébersviller. Le chef d’escadron qui commande le groupe, Monsieur de Parredieu me prend comme secrétaire à l’état-major. »[2] Le groupe comprend trois batteries de quatre canons de 105 à tir rapide.

 

Plus personne parmi nos concitoyens n’est là pour nous raconter ce qui s’est passé en décembre 1918 à Farébersviller. Le village pleurait la disparition de onze de ses enfants, mobilisés dans les armées du Kaiser, morts dans la fleur de l’âge. Aucune photo prise à l’époque ne figea l’arrivée des poilus s’installant pour un trimestre dans la localité. Seul le témoignage digne de foi de l’enfant du pays, Émile Hilt, quelques annotations du conseil municipal de l’époque et le récit de l’artilleur Édouard Bled retracent l’accueil enthousiaste manifesté par la population locale arborant le tricolore à tout-va pour « ses » vaillants combattants.

 

Le contexte du retour à la France dans l’Est-mosellan[3]

 

Les clichés d’époque pris à Saint-Avold[4] ou à Forbach lors de l’entrée des troupes françaises accréditent l’idée d’ovations enflammées de la part des Mosellans de l’Est, visiblement heureux de retrouver le giron de la France, du moins pour ceux qui s’étaient déplacés pour la circonstance. Les Alt-Deutschen (Vieux-Allemands) venus après 1871 en Moselle appréhendaient, en revanche, la suite des événements.

 

Pour les habitants de Farébersviller, la « délivrance » de 1918 mettait un terme à quarante années d’annexion légale par le IIe Reich, mais surtout à quatre années de souffrances et de restrictions aggravées par une dictature militaire enclenchée la veille de l’entrée en guerre de l’Allemagne, c’est-à-dire le 31 juillet 1914. Les citoyens en avaient assez de la morgue des autorités « prussienne », dont les ordres caractérisés et précis ne souffrant aucune contestation et dans laquelle la force primait le droit.

 

Pour autant, le retour primesautier à la France provoqua-t-il ce bonheur tant attendu ? « Le meilleur fait rarement suite à ce qui a été vécu précédemment » (vu comme le pire), disait-on en Lorraine. La délivrance locale n’entraînerait-elle pas morosité, déconvenues et désenchantement ?

 

Émile Hilt rapporte que le village « connut de nouveaux cantonnements après ceux des troupes allemandes qui partirent après l’Armistice en formations disciplinées. Ce ne fut pas le cas de la venue des troupes françaises qui arrivèrent de Henriville [NdR : village voisin]. Malgré cela, elles furent accueillies avec joie car c’étaient nos libérateurs. Il fallut coudre des drapeaux bleu-blanc-rouge, ce qui n’était pas facile. Pour la couleur bleue, les couturières utilisèrent du tissu blanc passé au ‘‘bleu’’ de lessive. Il y eut un détachement précurseur qui vint recenser les granges qui auraient à abriter les chevaux. Les officiers avaient droit au ‘‘Duvet Bett’’ de la Stub. Les hommes dormaient sur la paille. Après leur départ, un détachement passa dans les maisons pour relever les dégâts éventuels. Dans une grange, un mobilisé de l’Île d’Oléron n’en finissait pas de tousser malgré les tisanes de la patronne, qu’il alternait avec le gros rouge glacé tiré du tonneau de la grange. »[5]

Ces Français découvrent un village qui a connu, comme l’ensemble de l’ex-Reichsland, le régime allemand pendant quarante-huit ans.

 

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Les mobilisés de la commune ont combattu du côté allemand. La guerre fut une rude épreuve et provoqua de véritables cas de conscience chez certains Lorrains en ligne face aux positions françaises. Alors que Nicolas Houllé, de Farébersviller, était affecté à la 2. Kp. du Pionnier Bataillon 26 comme sapeur chargé de la construction de tranchées et d’abris sur les pentes du Vieil-Armand (Hartmannswillerkopf), son camarade Grosshenni de Mulhouse l’incita à déserter. Le Mosellan fut également approché par une infirmière belge lors de son cantonnement près du Mont Kemmel, mais, père de deux enfants, il hésita. Considérés par l’armée française comme des prisonniers de guerre privilégiés (sous réserve d’avoir été déclaré « d’origine et de sentiments français » par une commission spécialisée), de nombreux Lorrains mosellans résidèrent, entre autres camps d’internement, au château de Lourdes jusqu’à l’armistice de 1918, tel Victor Flaus, de Farébersviller.

 

Pendant une grande partie de la guerre, la localité connut les cantonnements de la troupe allemande, subit les restrictions et les rations insuffisantes (instauration de cartes alimentaires et déjà les premiers ersatz) en raison du blocus exercé par les Alliés sur les ports allemands. À partir de septembre 1914 le mark cessa d’être convertible en or et fut remplacé par le Papiermark et le Notgeld (monnaie de nécessité). Soumis aux astreintes périodiques de livraison dans le cadre des réquisitions, les villageois connurent le rationnement et les perquisitions jusque dans les fenils où la commission de fouille enfonçait des tiges effilées pour voir s’il n’y avait pas de tonneaux ou autres récipients cachés dans le foin ou la paille. En raison des pénuries alimentaires, il était défendu d’écrémer le lait pour faire du beurre, les tambours des écrémeuses centrifuges durent être déposés en mairie. Il était interdit de faire moudre son blé. La grand-mère de Raymond Steininger se servait du moulin à café pour faire un peu de farine (on pouvait trouver de petits moulins à farine en fraude). En cas de découverte d’animaux non déclarés et de productions agricoles cachées, les confiscations de biens et de fortes amendes punissaient les contrevenants. Les cultivateurs étaient assaillis par les mineurs des Kolonien (corons) voisins, qui essayaient de trouver des vivres (farine et viande) en parcourant la campagne. Un retour aux sources végétariennes fut proposé avec le mode d’emploi approprié pour se lancer dans des potages insolites (plantain, moutarde des champs, ortie, oseille).

 

Plusieurs épisodes sont restés dans la mémoire du village. Les militaires passèrent dans la famille Steininger pour recenser les volatiles nichant dans son pigeonnier, qu’il fallait tenir fermé. Par crainte qu’il n’y eût parmi les oiseaux des pigeons voyageurs, tous furent mis dans un sac et égorgés à la baïonnette. L’administration allemande se montrait désormais beaucoup plus tatillonne. La jeune mère de Justin Houllé, né en 1917, voulut donner ce prénom à son fils en mémoire de son beau-frère Justin (Choustin), tombé le 30 juin 1916. En l’absence de son époux Nicolas, alors sur le front russe, elle dut accepter en premier prénom Willibald, à consonance plus germanique. Une nuit un avion français lâcha quelques bombes dans l’arrière-rue des Jardins (Hintergasse), blessant plusieurs personnes et endommageant les maisons d’Auguste et André Heiser. Après ce bombardement tous les bruits d’avions mettaient la population en émoi. La pénurie de bronze pour la fabrication d’armement incita l’état-major allemand à dépouiller tous les clochers de l’empire du maximum de cloches, soi-disant inutiles. Par son entregent, le curé réussit à préserver la plus grosse des trois seulement.

C’est donc dans un contexte d’épuisement moral et physique de la population qu’intervient l’Armistice.

 

Édouard Bled et ses camarades artilleurs à Farébersviller

 

Venues de la vallée de la Rosselle, les trois batteries arrivèrent de Forbach à la mi-décembre 1918 par la route de Cocheren (Kochern), tirées par des chevaux lancés au galop pour surmonter la dénivellation entre les deux bourgs. Les cochers durent fouetter d’importance leurs bêtes pour leur faire tracter les douze canons 105 Schneider-Creusot lors de la montée vers Farébersviller. La gare de Cocheren avait été adaptée aux nécessités militaires avec la construction d’un quai aménagé à hauteur des portes de wagon, qui facilitait aussi bien les sorties des chevaux stressés par le voyage que la manutention des lourds canons. Elle vit, en septembre 1873, passer les trains transportant le dernier convoi soldant les 5,6 milliards de francs-or exigé par l’Allemagne à après la défaite de la France.

 

Pour mener les chevaux à l’abreuvoir, les canonniers purent utiliser les deux fontaines ; celle en amont étant la plus pratique avec ses trois auges semi-cylindriques et gravitaires davantage prisées par les lavandières. Certaines bêtes préféraient l’eau

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savonneuse chargée d’alcali à l’eau claire calcaire du premier bassin, qui offrait toujours une eau limpide. Le pont du ruisseau, au cœur du village, était à deux arches. Mis à rude épreuve quand roulèrent après-guerre les canons et camions à bandages pleins, il fut reconstruit en 1923.

 

Cantonnés à Farébersviller pendant plus de deux mois et demi, les artilleurs amélioraient leur ordinaire dans les épiceries Schmitt Pierre et Schaeffer-Lacour – « le ravitaillement semble s’améliorer et on mange du pain un peu plus blanc », note Édouard Bled[6] – et ils fréquentent des bistrots aux noms français : Au Soleil d’or, Au Lion d’or, À la Carpe d’or et le Café de la gare (Nimeskern). « Quelquefois, le soir, on boit, un petit vin gris de Moselle », écrit Édouard Bled[7]. Sur les coteaux pierreux du Hollerstock, exposés plein sud, s’étendaient quelques vignobles dont on tirait une piquette que Häntzie Geisler, dit Petit-Jean, transformait on ne sait comment en un breuvage buvable. Ce vigneron servait également aux poilus, à côté du classique schnaps[8], son cidre mousseux qu’il fallait boire au plus vite avant qu’il ne se transforme en vinaigre. La potée au lard provenant du cochon tué pendant la période froide, la soupe à la farine brunie (gebrennte Mehlsuppe), le lait caillé (Prokel), les pommes de terre rôties ou en salade constituaient l’essentiel des repas. La confiture aux quetsches (Leckmerisch) badigeonnait les tartines issues de la roue de pain.

 

L’instituteur et le curé

 

« Bled, quand votre travail de bureau sera fini, vous irez à l’école, puisque vous êtes instituteur », dit le chef d’escadron de Parredieu au jeune artilleur. « Ainsi, écrit ce dernier, j’ai été le premier instituteur à Farébersviller. J’ai vingt ans et les grands élèves parlent aussi français mais ils ne savent ni le lire ni l’écrire. Nous commençons les premières leçons d’alphabétisation. Le curé m’aide dans ce travail. »[9] L’Alsacien Émile Morelle, ordonné prêtre en 1893, qui était resté sept ans en France, d’abord en région parisienne puis spinalienne, avant d’être nommé à Farébersviller en 1913, maîtrisait parfaitement le français. Homme efficace et diplomate dans ses relations délicates avec les autorités allemandes, ayant toujours en vue le profit de ses ouailles, le curé réussit même à se procurer de temps à autre en temps de guerre le journal Le Monde, ce qui l’exposait à des poursuites. Il possédait également de sérieuses connaissances médicales, ce qui lui permettait de soulager bien des paroissiens.

 

Le curé Morelle a ainsi pu dialoguer facilement avec le jeune Édouard Bled, né à Saint Maur-des-Fossés, à l’est de Paris, séparé d’une dizaine de kilomètres seulement du lieu d’ordination (Orly) du séminariste Morelle, ce qui a dû raviver des souvenirs communs et ils ont pu évoquer leurs visites respectives dans la capitale. « Je pourrais dire qu’une amitié nationale est retrouvée », écrit Édouard Bled[10]. Ce Parisien est l’objet d’une vive curiosité de la part de ces Lorrains qui doivent redevenir Français après la signature du traité de paix. « Nous sommes plusieurs à bavarder, se souvenait encore Édouard Bled à l’âge de quatre-vingt-quinze ans car, je viens de Paris et on s’intéresse, beaucoup, à la capitale de la France : l’Arc de triomphe de l’Étoile, les Invalides avec le tombeau du Grand Napoléon, Notre-Dame et enfin, la tour Eiffel et la Bastille, l’obélisque de la Concorde et mille petites choses qui intéressent des provinciaux détachés de leur Patrie. Un des assistants a été soldat à la caserne du Prince Eugène[11], place de la République. Il a combattu en 1870, notamment à la petite affaire de Sarrebruck[12] qu’on avait considéré à Paris comme une grande victoire. Ce qui me surprend agréablement, c’est que toutes les personnes qui m’entourent parlent français et je pense qu’un peuple qui garde sa langue n’est pas un peuple perdu et ne peut être asservi. Un jour, il retrouvera sa liberté et toutes ses manières personnelles de vivre. »[13]

 

Il n’est pas toujours aisé de vérifier le caractère représentatif de souvenirs créés dans l’euphorie d’un séjour bienveillant, comme l’avait constaté Émile Hilt : « Ce témoignage, pris sur le vif, par un étranger au village est très intéressant pour notre histoire à la Libération de 1918. Mais Monsieur Bled est trop optimiste quand il écrit qu’on parlait français à Farébersviller. Il n’y avait certainement même pas une dizaine de personnes qui arrivaient à se débrouiller en français. En effet, de 1871 à 1918, c’est-à-dire pendant près de cinquante ans, l’école du village n’avait enseigné que la langue allemande. »[14] On peut cependant affirmer que deux anciens cochers de fiacre, ainsi que des jeunes filles parties servir au pair ou encore des jeunes engagés dans la Légion étrangère, à côté des aînés qui avaient fréquenté les bancs de l’école entre 1855 et 1870, baragouinaient le français.

 

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Photo : Ecole des filles, 1913, l’Abbé Emile Morelle et l’institutrice Melle Catherine Hewel

Hilt, op. cit., p. 121

 

« C’est l’abbé Morelle, le constructeur du nouveau presbytère, qui organisa les premières leçons de français pour les volontaires adultes aux cours du soir. Il avait choisi comme livre d’étude : Télémaque[15] de Fénelon, dont il fit acheter un exemplaire par élève. Le choix de ce livre n’était pas heureux pour faire apprendre à des débutants les rudiments du français. Il aurait fallu un livre de lecture scolaire du niveau cours préparatoire ou à la rigueur de cours élémentaire. Mais la bonne volonté et la bonne intention étaient méritoires. »[16] Pour l’abbé Morelle, influencé par les Spiritains qui avaient amplifié le succès de ce livre éducatif, Télémaque constituait un support indéniable pour la formation morale des jeunes.

Pour l’anniversaire du Kaiser, les élèves chantaient les hymnes allemands Heil dir im Siegerkranz, Herrscher des Vaterlands, Der Kaiser ist ein lieber Mann[17]. Pour restaurer la présence française, Édouard Bled dut sans doute s’empresser de mettre La Marseillaise et Mon beau sapin à l’honneur. Julien Lacroix, né en 1912, se souvenait vaguement de quelques chants en français bien simples qu’il avait appris dès son entrée à l’école primaire, mais il avait oublié le nom de l’enseignant.

 

« Il fait un froid de Sibérie. Il y a une bonne couche de neige. Nous faisons deux camps, et l’on se bombarde à coups de boules de neige. Nous faisons de longues glissades dans la Grand-rue », raconte Édouard Bled[18], qui évoque son hébergement en ces termes : « Je suis logé, dans une maison, de la Grand-rue. On pourrait dire une ferme, car, à côté, de la pièce principale, il y a une étable, avec des vaches, étable incorporée, dans la maison. L’accueil que je reçois est des plus chaleureux. Je reste le soir dans une grande pièce où il y a un grand poêle en faïence qui donne une bonne chaleur. »[19] La maison dans laquelle logeait Édouard Bled se situait en face de l’école. Comme 65% du village, elle fut détruite le 12 mai 1940, lors de l’opération Torche (Fackel) par l’artillerie allemande, pour occulter la percée de Sedan et fixer les régiments d’intervalle de la Ligne Maginot aquatique, située à six kilomètres de Farébersviller. Il ne resta rien de la porte fortifiée menant à Henriville. C’était un très beau village, les carrières de pierre calcaire lui donnant évidemment un tel cachet.

 

Une transition parfois difficile

 

L’élan tricolore et l’ardeur patriotique de novembre et décembre 1918 ne suffirent pas à régler des problèmes comme le ravitaillement, le passage à la monnaie française ou les rapports entre l’administration nouvelle discréditant les institutions précédentes et regardant avec condescendance la population locale. Comme d’autres habitants de Farébersviller, Catherine Bour épouse Houllé[20] put échanger ses quelques Goldmarken contre des francs-or[21] surévalués, mais on passa vite au franc Semeuse et à une monnaie de nécessité[22] « Bon pour un franc » (monnaie locale émises par la Chambre de commerce). Le bon peuple qui imaginait que l’argent-papier d’un pays aussi riche que la France victorieuse valait autant que l’or se trompait singulièrement car la dévaluation que connut très vite le franc eut pour origine l’endettement du pays (vingt milliards) et la perte de confiance de la part des investisseurs financiers dans le franc-or comme monnaie refuge. La coopérative du crédit mutuel local, avec l’adaptation obligée à la législation française et l’apurement des marks singulièrement dépréciés, connut de sérieuses difficultés. En plus des mouvements de trésorerie (dépôts et prêts), elle se renfloua en assurant d’utiles services, louant par exemple à des prix dérisoires ses machines agricoles.

 

Lors de l’élection d’un nouveau maire à Farébersviller, le 15 décembre 1918 (consignée en français dans le registre des délibérations), le greffier marqua un temps d’hésitation pour transcrire le nom de la localité et s’arrêta à un diplomatique «Pf.» (pour Pfarrebersweiler), en attendant la suite des événements. En droit, l’Alsace-Lorraine faisait encore partie intégrante de l’Allemagne. C’est le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, qui rendit, via l’article 8, l’Alsace-Lorraine à la France sans plébiscite.

 

Revenus dans le cadre centralisateur jacobin de la République une et indivise, les Alsaciens-Lorrains qui disposaient du droit local des associations, du Concordat, de la loi Falloux, du régime de la sécurité sociale ou des caisses Raiffeisen ne tenaient pas à abandonner leurs particularités puisque, dans le domaine social ce serait pour eux une régression, et dans le domaine scolaire et religieux, un reniement de leurs valeurs séculaires. Dès leur réintégration, les habitants furent incités à renoncer à leur langue, qui était celle de l’ennemi, et à adopter la culture du « pays de la liberté », au nom de l’universalisme français. La France semblait ignorer les spécificités locales.

 

L’un des premiers malentendus provint de la croyance largement répandue en France que l’usage de la langue allemande était une importation postérieure à 1871. Du jour au lendemain, on demanda aux maîtres d’école de faire cours en français ; ceux qui en étaient incapables se virent chassés de leur poste ou envoyés en stage à « l’intérieur ». Il vint des maîtres à Farébersviller qui ne prononcèrent pas un mot d’allemand. Antoine Diener (1919-1928) fut remplacé en 1921, pendant son année de perfectionnement de français, par l’instituteur Faivre Dupaigre, qui appliquait une pédagogie dite de « méthode directe », avec un supplément de traitement de 20 %, justifié par des difficultés particulières liées aux conditions de travail en Moselle. Dans une délibération du 30 octobre 1919, le conseil municipal vota 80 francs de subvention aux cours de langue française pour adultes.

 

Parallèlement, l’ouverture d’une école maternelle à Farébersviller, à Pâques 1919, constitua une heureuse initiative et permit aux parents de vaquer plus facilement à leurs travaux. Les enfants, admis dès l’âge de trois ans, pouvaient commencer à se familiariser avec le français. L’ancien presbytère trouvait ainsi une nouvelle utilisation. Les édiles avaient cependant exigé la présence d’une enseignante bilingue pour assurer les cours aux bambins dialectophones.

 

L’épuration du corps enseignant et l’expulsion de familles allemandes apparut au gouvernement français comme une nécessité. Nées à Gross-Rosslen (Grande-Rosselle), en Sarre, et de ce fait considérées de nationalité allemande, Catherine Hewel, sœur d’Anne (Annchen) Hewel - institutrice à l’école des filles de 1885 à 1916, unanimement appréciée et regrettée au point que sa tombe fut fleurie longtemps après-guerre - et sa nièce durent quitter le village.

 

L’attitude des autorités militaires envers certains citoyens marque également les esprits. Orpheline à sept ans, notre mère, Marie-Louise Houllé, née en 1922, nous racontait une anecdote survenue au cours de l’été de 1919, qu’elle avait recueilli auprès de son aïeule : « Grand-mère eut quelques soucis lorsque la gendarmerie prit des nouvelles de son fils aîné, Édouard Houllé, qui s’était engagé en 1909 au dépôt de Nancy sous le patronyme Houille et qui tomba dès septembre 1914 à Heippes dans la Meuse, village situé à mi-distance entre Verdun et Bar-le-Duc. Réputé déserteur parce qu’il avait abandonné en 1913 (par peur) la Légion étrangère en Algérie, Édouard revint du port de Marseille comme un pauvre vagabond. Les gendarmes venus à cheval étaient impressionnants avec leur moustache de croque-mitaines ! D’ailleurs, l’aïeule prit une amende carabinée parce que son chien eut le malheur de lui ramener un lièvre, ce qui n’avait pas échappé à la maréchaussée, en goguette au village, et qui n’eut plus qu’à pister la brave bête et à la … terrasser d’un coup de pistolet ! »

 

Dans un autre registre, la laïcité agressive voire l’athéisme de certaines institutions, suscitèrent la colère des Alsaciens-Lorrains, surtout lors de la tentative, en

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1924-1925, d’imposer dans la région la loi de séparation de l’Église et de l’État. En comparant les deux lettres ci-dessus, force est de constater que les autorités allemandes faisaient preuve d’une plus grande tolérance en matière religieuse que celles de la République française. Ainsi, une enveloppe datée du 26 octobre 1882 précise, en français, l’adresse du curé Lacroix, alors que sur celle expédiée de Cocheren le 20 novembre 1919 l’annotation allemande est ostensiblement barrée.

 

En dépit des incompréhensions et de la difficulté de l’adaptation au nouveau régime, une indéniable joie de vivre semblait régner à Farébersviller. Les deuils, les malheurs passés et le départ des troupes incitèrent les villageois à s’apprécier davantage grâce aux initiatives sportives et culturelles. En mai 1920 les amateurs de cyclisme créèrent sous l’impulsion du mécanicien Pierre Schmitt le vélo-club Hirondelle. Le cercle musical, Musikverein Trio, initia les débutants au solfège et à la maîtrise des instruments pour se produire avec succès à la kirb de 1923. Sous l’impulsion de l’abbé Morelle, les femmes se réunirent au sein de l’Action catholique féminine en deux sections : jeunes filles et anciennes. Enfin, la société avicole Kleintierzuchtverein reprit ses activités.

 

« Nous allons quitter Farébersviller. Les chevaux sont ferrés à glace et les roues des canons ont des patins. »[23] Après quelques semaines de séjour et de classe, le jeune instituteur Édouard Bled partait en occupation en Allemagne, prenant par étapes ses quartiers définitifs dans la région de Cologne. À travers son témoignage, étayé par d’autres, nous constatons la bonne volonté des édiles et de la population, globalement fière d’être redevenue française ; mais la « délivrance » s’est faite à travers un accouchement complexe.

 

Inauguration de la Place Edouard-Bled le 11 novembre 2018 par Laurent Kleinhentz, Maire

 

Chère Famille Bled,  Monsieur Jean-Paul Bled, Madame Nicole et Marc, votre fils. J’imagine à cet instant précis de l’inauguration, avoir devant moi la vision de votre père Edouard arpentant voilà un siècle l’ancienne cour d’école des garçons, à l’endroit même où se trouve aujourd’hui la stèle érigée à sa mémoire. Cette réminiscence du passé, évoquée dans le prêche de l’Abbé Alphonse Fischer, a été un moment d’intense émotion vous concernant, avec l’évocation du curé Morelle mêlant sa présence bénéfique

07 1   à celle de feu votre père.

Des écoles portant le nom de votre illustre parent existent en France, mais aucune place à ce jour n’avait encore été dédiée à son patronyme….

Le jeune Edouard Bled, ayant fait ses premières armes pédagogiques à Farébersviller, avait-il intuitivement compris que l’Ecole de la République était le pilier incontournable de la société et qu’il fallait pour ce faire donner aux élèves des moyens pour affronter ce qui n’a jamais été, en leur permettant ainsi de mieux répondre au défi des temps modernes qui s’ouvraient à eux ? Peut-être sa présence à Farébersviller a-t-elle provoqué en lui ce déclic créateur devant des élèves, je cite,  « éveillés, à l’esprit curieux et voulant savoir le pourquoi des choses. Avec eux je fis maintes trouvailles. Je m’intéressais en particulier à l’enseignement du français dont les commencements demandent patience, attention et redites. »[24] Les difficultés d’apprentissage du français baragouiné par des élèves dialectophones, lui auraient-elles dès cette époque suggéré la méthode Bled : faire accéder le public enfant au trésor merveilleux du langage à travers des exercices gradués assortis de contrôles hebdomadaires afin de consolider les acquis et affiner les connaissances ? La question mérite d’être posée.

 

La ville de Farébersviller est honorée d’avoir accueilli dans ses murs à l’heure de l’Armistice, Edouard Bled, le fameux redresseur orthographique de la langue française.

 

La Place Edouard-Bled inaugurée, son fils Jean-Paul Bled témoigne

 

10 109 2  « Mon père était très attaché à la Lorraine et en particulier à Farébersviller. Cet attachement lui venait d’abord de liens familiaux anciens puisqu’ils remontaient au XVII° siècle. Il gardait un fort souvenir de son séjour à Farébersviller où il était arrivé mi-décembre 1918 et il nous en parlait souvent. Il y avait donné sa première classe. Une première classe à un double titre. Jeune normalien, il avait été mobilisé avant d’avoir enseigné. A Farébersviller, il a eu son premier contact avec des enfants. Ce fut le début d’une longue carrière qui, après sa démobilisation, l’a conduit dans la région parisienne, puis à Paris à l’école de l’Ile Saint-Louis et ensuite celle de la rue Grenier sur l’Eau. Peut-être est-ce au cours de ces semaines qu’il commença à jeter les bases de la méthode d’orthographe qu’il allait mettre au point plus tard avec Odette son épouse. Ce fut aussi la première classe parce qu’il fut le premier instituteur à enseigner en français aux enfants de Farébersviller après la tragédie de 1871. Il est un dernier point que je voudrais souligner. Mon père a mené cette tâche en parfaite entente avec l’abbé Morelle, le curé de Farébersviller. Hussard noir de la République, il a eu aussi, tout au long de sa carrière, le souci d’entretenir une relation de confiance avec les représentants de l’Eglise. »

 
 

 

[1]Édouard Bled (en collaboration avec sa femme Odette), J’avais un an en 1900. Ligugé, Poitiers, Aubin Imprimeur, 1987, page 226

[2] Lettre à l’auteur, 22 mai 1994

[3] Voir Brasme Pierre, Moselle 1918. Le retour à la France. Délivrance, bonheurs, désenchantements, Paris-Sarreguemines, Pierron, 2008. – Ibid., De la Lorraine allemande à la Moselle française 1918-1919, Metz, éditions des Paraiges, 2018. – Grandhomme Jean-Noël et Francis, Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande Guerre, Strasbourg, La Nuée bleue, 2013. - Wilmouth Philippe, Le Retour de la Moselle à la France 1918-1919, Joué-lès-Tours, Alan Sutton, 2007.

[4] Conservés aux archives de Saint-Avold.

[5] Hilt Émile, Farébersviller hier et aujourd’hui. Faulquemont, Imprimeur Wilmouth, 1990, pages 50-54

[6] Lettre à l’auteur, 22 mai 1994

[7] Idem

[8] La consommation du schnaps était assez impressionnante. La goutte était servie systématiquement à tout homme qui venait en visite, c’était le verre de l’amitié qui ne se refusait pas. (E. Hilt, page 278)

[9]Lettre à l’auteur, 22 mai 1994

[10] Lettre à l’auteur, 22 mai 1994.

[11] Qui accueille actuellement la Garde républicaine.

[12] Une petite opération d’un jour - une simple canonnade au cours de laquelle le Prince impérial Louis reçut le baptême du feu - fut montée en épingle par les journaux de Paris qui parlèrent de la « victoire de Sarrebruck ».

[13] Lettre à l’auteur, 22 mai 1994.

[14] E Hilt, op. cit., p. 54

[15] Télémaque, fils d’Ulysse, assisté de Mentor qui lui inculque l’amour filial et celui de la patrie, s’expose aux dangers d’un long voyage afin d’aller chercher son père, dont l’absence prolongée menace de causer de grands malheurs. Plusieurs prétendants se disputent la main de la reine Pénélope. Mentor aide Ulysse à reconquérir le trône d’Ithaque.

[16]E. Hilt, op. cit., p. 55

[17] Salut à toi dans la couronne de victoire, ô souverain de la patrie ! L’empereur est un brave homme.

[18] Lettre à l’auteur 22 mai 1994.

[19] E. Bled, Mes écoles, page 239, Ibid., lettre à l’auteur 22 mai 1994

[20] À la suite aux commissions de triage et à la délivrance de cartes d’identité ethniques et politiques A-B-C-D, les habitants durent effectuer des recherches généalogiques pour mériter leur réintégration. Née en 1863, considérée comme Française, Mme Houllé devint de ce fait détentrice de la carte d’identité A.

[21] Le mark échangé contre 1,25 francs en 1914 valait encore 0,80 franc à la fin de la guerre. Le gouvernement français proposa généreusement aux Alsaciens-Lorrains de racheter leur stock de marks au cours d’avant-guerre.

[22] Durant cette période, tandis que le franc chutait sur le marché des changes, l’État devait faire face à une transition vers un monnayage de camelote (Blech), mal accepté par la population.

[23] Lettre à l’auteur, 22 mai 1994

[24] Bled, J’avais un an en 1900, p. 236